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PORTRAIT DE L'ECRIVAIN EN DECHET. AUTOPSIE DU LENT

MABIN-CHENNEVIERE Y.
18.00 €
Sur commande
Code EAN : 9782021103526
Editeur : SEUIL
Date de parution : 14/03/2013
18.00 €
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PORTRAIT DE L'ECRIVAIN EN DECHET. AUTOPSIE DU LENTJ'ai toujours beaucoup marché. Plutôt vite. À quarante-cinq ans, habitant Paris, j'ai donné ma voiture neuve à un ami qui en avait besoin, en le remerciant de m'en débarrasser. Quand je ne marchais pas, j'utilisais les transports publics. L'oisiveté, mode mou du laisser-aller, m'étant insupportable, j'ai négligé les vacances. Avec plaisir, j'ai beaucoup agi. Aujourd'hui, je marche très peu, très mal. Je n'agis presque plus pour autrui. Mes seules actions: survivre, écrire, aimer, lire, écouter, parler. L'essentiel, encore. En voie d'affaiblissement.
Souffrir fait rire, sourire, pleurer, crier. Le plus souvent en cachette. La plupart des gestes que mon état m'impose de faire sont douloureux. Il dépend de moi que j'en rie. Je suis leur unique, permanent, spectateur. Sourire, rire, meilleures façons de me protéger. De plus en plus difficiles. Une autre serait d'interrompre ce spectacle privé.
À la suite d'un accident vasculaire cérébral (AVC) fin 2006, j'ai changé d'identité: je suis un hémicorps. Jusqu'alors, à l'exception du temps où j'écrivais, je ne considérais pas mon corps comme le centre du monde. Je n'ai plus le choix. Il s'impose au coeur de l'espace qu'il s'alloue. C'est déplaisant, ennuyeux, incurable. Vivre sans s'user n'est pas vivre. Vivre handicapé, c'est être en partie mort.
L'autre corps avec lequel mon corps, ce qu'il en reste, entretient les relations les plus intimes, les plus fréquentes, est le corps médical. Mon corps ne peut se passer de lui, qui en prend soin plus efficacement qu'aucun autre. On reproche à tort à ce partenaire, le corps médical, de garder ses secrets. Malades et bien-portants ont en commun une certitude qui depuis longtemps n'est pas un secret: ils mourront. Ils n'en tiennent pas compte. Bien-portants, ils attendent d'être malades pour y réfléchir. Malades, la plupart ne souhaitent pas vraiment connaître le mal dont ils souffrent ni la thérapie qu'ils vont devoir suivre pour le combattre. Ce qu'ils veulent: guérir. Chaque fois que j'ai été hospitalisé, quitte à être inquiet, déprimé, j'ai voulu connaître mon mal, son évolution, les incertitudes, les variations du diagnostic, les risques attachés aux soins qu'on me prodiguait.
J'ai toujours en tout préféré savoir qu'ignorer. Savoir de quoi on parle quand on me dit que je suis malade. Souffrir en connaissance de cause. Ne pas hésiter à se servir de la souffrance comme prétexte à des mises en cause utiles qui lui sont étrangères. Si elle est grave, elle implique tant de réalités et d'effets qu'elle interdit d'être traitée avec légèreté. La douleur peut être décrite, l'expérience de la douleur ne s'imagine pas, elle se vit. Alors elle peut être écrite. Comme l'amour. Ne pas craindre son corps, les maux qui l'atteignent, est la condition minimale pour l'accompagner dans ses aventures périlleuses, douloureuses. Malade, je l'observe, le surveille. Je confie mon corps à la médecine mais c'est de lui -même que dépend sa survie. À condition de connaître mon exact état, j'accepte d'avoir avec le corps médical, dont j'ai besoin, cette relation de soumission/guérison. Forme particulière d'amour que ce corps à corps, à la vie à la mort. Avant d'être mort, mon corps est déjà médicalisé. L'expérience de la douleur peut être philosophique si philosopher est apprendre non à mourir mais à vivre. Plus difficile. Beaucoup plus.

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