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LA FOUDRE ET LES PAPILLONS

DU CHATELLE A-D.
18.90 €
Sur commande
Code EAN : 9782362800337
Editeur : MARCHAISSE
Date de parution : 14/03/2013
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LA FOUDRE ET LES PAPILLONS1

«J'ai rencontré un homme qui...»
Le «qui» annonciateur d'un développement demeura sans suite. Il était de trop, je le sus à l'instant même. Il marquait une rétractation de dernière minute, une tentative de diluer, de rendre insignifiant ce qui, sans lui... Car cela aurait été s'avancer trop loin, beaucoup trop loin, que de dire: «J'ai rencontré un homme.»
Je séjournais en Bretagne chez mon frère, nous étions installés tous deux dans sa bibliothèque. Martin a levé les yeux de la revue qu'il feuilletait, surpris par l'irruption de cette déclaration au beau milieu du silence qui régnait entre nous. Il a lancé vers moi un bref regard, puis l'a laissé errer dans le vague, dérouté par cette phrase dont la suspension semblait attendre de lui un encouragement à en dire plus. Il tira sur sa cigarette, la reposa en équilibre sur le bord du paquet. Me regardant à nouveau, il eut cette moue de tourner sa bouche sur elle-même avant de lâcher: «Ah! Et...?», assez dissuasif pour que je ravale aussitôt ma langue: «Non... rien». Il m'a dévisagée en haussant les sourcils, puis s'est replongé dans sa lecture.
Qu'est-ce qui m'avait pris? Je me voyais devancée par quelque chose qui avait cheminé, pris corps en moi à mon insu, et une étrange consistance du seul fait de s'être formulé à voix haute, en sa présence. Même s'ils m'avaient échappé, les mots que je venais de prononcer avaient donné sur-le-champ vie et forme à ce qui n'avait eu jusque-là qu'une existence larvaire.

2

Martin posa la feuille sur son bureau: par un troublant effet de retour du même, il se trouvait en cet instant tel que sa soeur défunte l'avait dépeint dans cette scène: sa cigarette était posée sur le bord du paquet, elle s'adressait à lui par-delà la mort, interrompant sa lecture, et il regardait maintenant dans le vague.
«J'ai rencontré un homme qui...» La forme vacillante, en déséquilibre, de la première phrase l'avait frappé tant elle était à l'image d'Agathe. Ce «qui» en béquille, faute de rien pouvoir assurer, d'être assurée de rien, ou si peu. Il la revit debout, appuyée à la porte de sa chambre d'enfant, tandis qu'il était attablé à son pupitre. Elle entrait chez lui pour bavarder. Jamais l'inverse. Parfois il la sentait obscurément venir vers lui pour se décharger de quelque chose de lourd qui le mettait mal à l'aise et à quoi il voulait échapper. Pour la faire partir, il faisait mine d'être occupé et ne levait pas le nez de sa table. C'était une fillette un peu perdue, travaillée par Dieu sait quoi d'inquiétant, cherchant auprès de lui, son cadet de quatre ans, l'appui qu'elle ne trouvait pas en elle. Et certes, il ne l'avait pas toujours bien accueillie. Mais qu'y pouvait-il alors! «Enfant, tu étais l'ancien de la famille, lui avait-elle déclaré une fois; tu semblais être venu au monde déjà éclairé par des vies et des vies d'expérience.» Il lui avait rétorqué que la plupart des bébés sont dans ce cas: ils ont l'air de petits vieux au moment de leur naissance et vous toisent gravement, profondément, comme depuis le fond des âges. Elle avait balayé son objection: «Mais cela ne dure que quelques jours. Après, ils sont jeunes, c'est tout.»
Depuis toujours, on le sollicitait. C'était ainsi. Mais il lui était quelquefois pesant qu'on se tournât vers lui si souvent comme vers quelqu'un qui «sait», qui «saura y faire». Parfois, il avait beau dire, en toute honnêteté, «je ne sais pas», personne ne le croyait. Il n'avait alors d'autre échappatoire que de se montrer fuyant, de se mettre aux abonnés absents pour préserver un peu de paix et s'occuper de ce qu'il avait à faire.

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