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LE TEMPS SUSPENDU DE THURAM

KANOR VERONIQUE
9.00 €
Sur commande
Code EAN : 9782872829736
Editeur : LANSMAN
Date de parution : 18/02/2014
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LE TEMPS SUSPENDU DE THURAM

Extrait

1.

Lentement se dévoilent les contours d'une pièce plongée dans une semi-obscurité que la lumière changeante d'un écran de télévision vrille. Le son est coupé. Cette pièce, aux allures de débarras, est encombrée de fatras : vieux matelas, cartons, valises, mobilier divers. A peine perceptible, la présence d'un homme ligoté et bâillonné sur une chaise se devine. Un personnage (Eugène) entre, allume une lampe. Il saisit une bouteille de rhum, remplit un verre et boit. Ce qu'il fera régulièrement.

EUGÈNE : J'ai toujours cru que c'était moi qui commandais. Que c'était moi qui commandais ma vie. Que je l'avais choisie. Mais c'est trompé que je me suis trompé ! Le pire, c'est pas de se tromper, c'est le temps qu'on met à s'en rendre compte. J'ai mis vingt-cinq ans avant d'ouvrir les deux yeux en même temps ! Comment j'ai pu me tromper aussi longtemps sur ma vie ?

Pourtant, j'ai élevé quelques monuments : une maison, un mariage, des enfants, de l'argent... j'ai fait plein de choses pendant tout ça de temps, pendant tout ça de vie sans vie, pendant tout ça de temps où j'ai cru que c'était moi, moi qui commandais ma vie. Mais en final de compte, c'est pas moi qui ai fait tout ça ! Ce sont les choses ! Les choses et les gens. Les gens m'ont pris pour un tableau noir ; ils ont écrit leurs désirs sur moi. J'ai vécu zombi, oui. Et ça m'a fait un hoquet dans le coeur de m'en rendre compte l'autre jour.

D'un seul coup, tout ce qui avait fait ma satisfaction m'a dégoûté. C'était pas confortable d'être là où j'étais. Oui, c'était beau ! C'était doux, plein d'une femme, plein de trois enfants et plein d'une routine bien pesée. Oui, c'était beau...

Sur les murs, dans la chambre, y avait des paons. C'est joli un paon, je peux pas dire le contraire : c'est très joli. Ceux-là étaient dessinés sur un papier peint que ma femme avait choisi. Ces paons avaient une couleur qui perçait la nuit, avec une qualité de bleus et de verts sur les plumes...

Pour notre premier anniversaire ensemble, j'avais eu une idée. C'était pas une idée : c'était L'idée ! J'avais dit comme ça : "Chérie, choisis l'écrin de cette nuit." J'étais sûr qu'elle aurait dit Sainte-Lucie ou Miami, qu'elle aurait choisi le grand-dehors.

Tchip, tu parles ! Elle a retourné tout l'internet à la recherche d'un papier peint ! Elle voulait tapisser notre chambre à coucher, emballer nos nuits de paons verts et bleus, emballer toutes nos nuits jusqu'à ce que la mort nous sépare. Hé ben bon ! Je n'avais pas vu si loin, moi ! Pas possible de lui dire : "Euh... non Chérie, pas jusqu'à ce que la mort nous sépare, mais jusqu'à ce qu'une autre madame, ou un autre désir, ou un prochain ras-le-bol nous sépare." Pas possible de dire ça.

Je l'ai laissée fouiller-fouiller jusqu'à ce qu'elle trouve. Oui, c'est joli, c'est beau un paon... quand il n'y en a qu'un. Mais quand il y en a quinze par centimètre carré, dans une chambre de dix mètres carrés, c'est plus tout à fait beau : c'est stressant ! C'est de la colonisation ! Si j'avais eu le courage d'affronter le mur nu, je ne serais pas resté là, à me réveiller chaque matin avec ces milliards d'yeux de paons braqués sur moi.

En plus, il m'a coûté les yeux de la tête, ce papier peint. Mais c'était un cadeau. Poser un sourire niais sur la figure de ma femme, ça coûte cher. Mais ça permet de recouvrir la question pété-tête : Qu'est-ce que je fous là ? (Une sirène de police passe au loin. L'homme ligoté s'agite et tente de hurler. Mais le bâillon sur sa bouche réduit les cris à de vains grognements)

Quoi ? Vous voulez retourner dans votre boîte ? Vous voulez qu'on vous y ramène ?

(Eugène désigne le téléviseur et appuie sur la télécommande. Il tombe sur un flash du journal télévisé)

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